Le rivage des amours échouées
Le courrier s’est empilé, depuis deux ans, sur les
colonnes passagères de mes amours. J’avance en
soupirant dans ce décor de ruine, où les larmes s’accumulent comme de
la poussière et me font tous- ser, cracher, mourir... Je
donne des coups de pied dans quelques pierrailles, fragments de cœurs
brisés et d’yeux crevés.
Au loin, sur l’horizon, une banderole
attire mon dégoût : « Tout est à vendre ». Et des âmes (« Oh ! si
possible
cadenassez votre esprit. ») vieillies, pourries, bradées pour quelques
mots sirupeux et de beaux sourires, attendent quelqu’un et me guettent.
Le courrier s’est empilé ; il est temps
de le lire. Je prends une lettre au hasard : « Je t’ai aimé... ». Je
froisse le papier. Une autre : « J’aurais pu t’aimer... ». Je referme
l’enveloppe et je la pose sur la colonne la plus noire.
J’ouvre une autre lettre : « Pourquoi ? »
Et je
tremble, glacé par les soupirs qui balaient la scène et soulèvent
quelques feuilles, crucifiées d’anciens poèmes, rongés par les vers.
La vérité s’agite à la périphérie de mon
regard...
mais continue de m’échapper. Et maintenant que la seule vraie
question s’est déroulée devant mes yeux, je la devine moins bien. Comme
s’il valait mieux que je reste dans l’ombre. Alors je ferme les yeux.
Oui, celle-là était dans le vrai, elle
savait quoi écrire, elle savait qu’elle devait interroger. Peut-être
était-ce Elle ?
Mais je ne veux pas savoir, je regarde
les mouettes et lance la lettre au milieu des poèmes que le vent
emporte.
Et je reprends ma ballade mortuaire,
jetant quelques
regards en arrière, là où j’ai écrit mon histoire,
quelques instants plus tôt, à l’encre des minutes. L’air est froid
comme une histoire d’amour sans fin, quand le prince ne rencontre pas
sa destinée. Il est froid comme
un amour qui ne court pas indéfiniment de elle à lui, de lui à elle,
comme un amour qui est passé inaperçu. Tous ces amours se sont noyés et
la mer les charrie inlassablement sur cette île qui m’habite malgré
moi. Et, avec, le destin tue le temps, en bâtissant sur ce rivage salé
ces colonnes bêtes et mordantes.
Je n’ai pas aimé des femmes. Des femmes
ne m’ont pas aimé. Tous ces dons sans retour s’alourdissent de ces
amours tout prêts à naître qui n’ont même pas éclos, qui n’ont même pas
eu la première chance.
Et à chaque fois un ange est né pour
mourir
aussitôt. Et c’est sur leur tombe que je marche actuellement,
qui se fissurent sous le poids de mon inexistence. Et des fissures
jaillissent des poèmes que les soupirs balaient jusqu’au sommet de
l’île, où le soleil les brûle...
Et un peu plus loin,
la banderole
affirme toujours
« Tout est à vendre ».
Le courrier continue de s’empiler.
Peut-être qu’un jour je serai trop fatigué pour continuer de déambuler
entre ces lettres accumulées depuis deux ans ; et je m’effondrerai là,
contre une colonne, avant qu’elle ne s’efface.
Alors toutes ces âmes équarries qui
attendent sous la banderole, fondront sur moi et ruineront mon âme ; le
rivage sera leur.
En attendant, je continue d’errer et de chercher mon cœur que j’ai
bêtement perdu en m’écorchant les mains sur les roses bleues et vertes
qui avaient poussées sur le Chemin des Regards Croisés.
Mais je reste encore maître de ce lieu
où l’amour
existe encore, puisqu’il peut encore se perdre.
Mais connaît
toujours l’Espoir, et rêve de se retrouver : le Rivage des Amours
Échouées.